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Mots pour maux

"Elle bouquinait dans sa piaule la Critique de la Raison Pure, elle trouvait ça presque aussi drôle que Ben-Hur"

"Petit pays, grand roman"

Printemps 1994. Je suis en première année de BTS. J'ai des amis. Nous sortons, faisons la fête. Nous allons beaucoup au cinéma. Il faut dire qu'en 1994 sortent Le Roi Lion, La liste de Schindler, Les évadés, La Cité de la Peur...

Cette année là en France, les étudiants manifestent contre le Contrat d'Insertion Professionnelle d'Edouard Balladur ("Balladur, enlève ton CIP" ça nous faisait marrer). Tapis, Bernard met une raclée à Rocard, Michel aux élections européennes : on hallucine ! Delors, Jacques nous annonce qu'il ne sera pas candidat aux présidentielles de 1995, pour tenter de succéder à Mitterand, qui n'est pas encore mort !

C'est aussi l'année de l'inauguration du Tunnel sous la Manche...

De loin, de très loin, nous parviennent les nouvelles du monde. Et en ce Printemps 1994, je me souviens que ce qui se déroulait au Rwanda me touchait mais me semblait tellement éloigné de mes préoccupations quotidiennes. Si tu me donnais une carte, à 19 ans et le bac en poche, j'aurais été incapable de te dire où se trouvait le Rwanda ! Alors, le Burundi...

 

"Petit pays, grand roman"

Et puis cet été, le roman de Gaël Faye, Petit Pays, a atterri entre mes mains. Et je ne l'ai plus lâché, jusqu'à l'avoir entièrement lu, avec des retours en arrière, avec des parenthèses Wikipédia pour comprendre : où ? comment ? qui ? quand ? quoi ?

Hier matin, j'ai achevé ma lecture et j'ai pleuré, à très chaudes larmes. J'ai pleuré la souffrance d'un peuple, la mort des innocents et le combat des survivants pour ne pas sombrer dans la folie et pour qu'on oublie pas. J'ai pleuré l'universalité de cette histoire aux relents de Petit Nicolas et aux accents amers de la Shoah.

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Le Burundi, c'est l'Afrique des grands lacs. Un tout petit pays sous dominance belge jusqu'en 1962, entouré de la RDC à l'ouest, ancien Zaïre, de la Tanzanie à l'est et du Rwanda, au nord.

Après plusieurs conflits civils et ethniques qui ont eu lieu dans la 2nde moitié du XXème siècle, le Burundi et le Rwanda vont connaître au Printemps 1994, à la suite d'élections contestées, un nouveau conflit ethnique d'une violence inégalée : massacres à l'arme blanche, viols, décimations de familles, de villages tout entiers...

Je me souviens de ce qu'on racontait à l'époque -et c'était il n'y a pas un quart de siècle : les mercenaires demandaient à leur victime si elle préférait "manches courtes" ou "manches longues" et selon, les membres supérieurs étaient sectionnés à la machette au niveau du coude ou du poignet...

De mon point de vue de jeune étudiante européenne, cela me semblait tellement inimaginable...

Et pourtant, l'horreur est venue se répandre dans l'univers de braves gens qui ne demandaient rien à personne si ce n'est vivre en paix avec leur famille, leurs amis... Une fois encore, une fois de plus...

Alors, la force des mots, le poids des mots, la thérapie par les mots, les mots contre les maux, c'est ce que Gaël Faye nous offre avec ce "grand roman" qui a reçu le prix Goncourt des lycéens 2016, le prix du roman FNAC, le prix du Premier roman et j'en passe.

Mais avant d'être un roman, "Petit pays" c'est cette chanson, parue en 2013 :

"Petit pays" n'est pas l'histoire de Gaël Faye. Pourtant on sent qu'il y a beaucoup de similitudes entre Gabriel, Gaby et l'auteur français :

Tous deux nés au Burundi, d'un père français, d'une mère rwandaise, grandi à Bujumbura, quitté le Burundi pour la France vers 12-13 ans. Seuls leurs destins divergent car celui de Gaby est tragique quand celui de Gaël est artistique.

Je suis entrée dans l'histoire de ce jeune garçon avec beaucoup de prudence et d'appréhension parce que j'avais lu l'extrait sur la 4ème de couverture : "Au temps d'avant, avant tout ça, avant ce que je vais raconter et le reste, c'était le bonheur, la vie sans se l'expliquer. Si l'on me demandait "Comment ça va ?" je répondais toujours "ça va !". Du tac au tac. Le bonheur ça t'évite de réfléchir. C'est par la suite que je me suis mis à considérer la question. A esquiver, à opiner vaguement du chef. D'ailleurs tout le pays s'y était mis. Les gens ne répondaient plus que par "ça va un peu". Parce que la vie ne pouvait plus aller complètement bien après tout ce qui nous était arrivé".

Dans la première longue partie du roman, nous découvrons le quotidien de Gaby : l'école, la famille, les copains, l'impasse où il vit, le combi-volkswagen... Le racisme colonial, la chasse aux crocodiles, les conflits dans les familles mixtes - l'histoire de la circoncision des voisins jumeaux est à la fois drôle et tellement violente !

L'histoire des ethnies se limite à l'explication que donne le père dans le prologue et à des particularités physiques : les Twa qui sont les pygmées -cela dit en passant, population totalement décimée au cours du conflit- les Hutus qui sont "petits avec de gros nez" et les Tutsis qui sont "grands et maigres avec des nez fins". En gros, la guerre entre les Hutus et les Tutsis, c'est une histoire de nez différents ! ça vaut bien la façon de cuire les oeufs chez les Lilliputiens ou le nom donné à Dieux et la façon de le prier chez d'autres... affligeant.

Les chamailleries commencent à l'école : Cyrano de Bergerac avec son "pic", son "cap", sa "péninsule" se fait traiter de Tutsi ! "Le fond de l'air avait changé" écrit Gaël Faye. "Peu importe le nez qu'on avait, on pouvait le sentir".

Après avoir lu le livre, j'ai voulu le partager avec vous : pour permettre à ceux qui l'avaient lu de replonger un peu dedans et donner envie, à ceux qui ne l'ont pas lu, de le faire. J'ai aussi voulu en savoir plus sur l'auteur et sur ce roman. J'ai glané par-ci, par-là quelques interviews. Je vous mets ici le lien vers l'émission de Laurent Ruquier :

Vous trouverez aussi facilement son passage à C dans l'air ainsi que l'interview de Léa Salamé sur France Inter.

Loin de moi l'idée de faire ici une analyse pointilleuse du roman, je vais simplement revenir sur certaines pages que j'ai marquées parce qu'elles contiennent des phrases qui m'ont touchée, interpellée.

page 167 : un des amis du jeune héros fait une révélation au sujet de sa mère. Gaby voudrait lui dire "que si on se vengeait chaque fois, la guerre serait sans fin", mais il est perturbé par ce qu'il vient d'apprendre alors voici ce qu'il se dit : "Son chagrin était plus fort que sa raison. La souffrance est un joker dans le jeu de la discussion, elle couche tous les autres arguments sur son passage. En un sens, elle est injuste". Pensons-y la prochaine fois que nous serons face à un interlocuteur qui souffre et que nous tenterons de lui faire entendre raison...

Gaby se sent "à l'étroit dans l'impasse, cet espace confiné où [ses] préoccupations tournaient en rond". Cette impasse où il vit est une voie et une voix sans issue. Il réussit à s'en échapper par la rencontre avec sa voisine grecque, Madame Economopoulos, qui va lui ouvrir sa bibliothèque et par là même lui ouvrir la porte vers d'autres mondes. Encore une fois, la force des mots.

Tout au long du roman, Gaby nous parle de Laure, sa jeune correspondante française. A la fin du roman il lui écrit une longue lettre magnifique où il imagine Bujumbura sous la neige : la neige qui fige les choses et le temps, la neige qui recouvre les corps et les ruines, la neige qui rend "immortels".

Et puis, il faut partir. Fuir est le mot le plus exact. Trouver refuge à l'étranger. Je pense tellement à tous ceux qui à cet instant précis où j'écris, et à l'instant encore où vous me lirez, tentent de trouver un refuge chez nous, en France...

Page 211 : "Quand on quitte un endroit, on prend le temps de dire au revoir aux gens, aux choses et aux lieux qu'on a aimés. Je n'ai pas quitté le pays, je l'ai fui. J'ai laissé la porte grande ouverte derrière moi et je suis parti, sans me retourner. Je me souviens simplement de la petite main de Papa qui s'agitait au balcon de l'aéroport de Bujumbura" : Gaby ne reverra pas son père.

Et comme les mots font toujours écho à d'autres mots et que ma tête est un vrai Jukebox : "entre chez moi, ma maison est la tienne et mon pays est aussi à toi / entre chez moi, mi casa es tu casa, et mon pays te doit bien ça  / et laisse la porte grande ouverte derrière toi, que les frontières succombent".

L'épilogue voit Gaby revenir au Burundi des années après son exil. Il commence ainsi page 212 : "Je vis depuis des années dans un pays en paix, où chaque ville possède tant de bibliothèques que plus personne ne les remarque. Un pays comme une impasse, où les bruits de la guerre et la fureur du monde nous parviennent de loin". Je me reconnais tellement dans cette phrase... Et j'ai le sentiment, le temps d'un livre, d'avoir mis le nez hors de l'impasse.

Il poursuit : "Je pensais être exilé de mon pays. En revenant sur les traces de mon passé, j'ai compris que je l'étais de mon enfance. Ce qui me paraît bien plus cruel encore". 

Merci à Gaël Faye pour ce très beau texte.

Des pensées pour Cédric Herrou qui a été condamné aujourd'hui par la justice de notre pays pour avoir aidé de jeunes réfugiés à la frontière avec l'Italie.

J'adresse enfin mes plus tendres pensées et ma plus profonde affection à MES héros : Céline , Nico, Tara, Bintou, je vous aime !

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